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11 août 2016 à 20:31 liberation.fr
La traque des criminels nazis rattrapée par le temps
Par Estelle Pattée

Eichmann, Barbie… A part les hauts dignitaires, le nombre de condamnations reste dérisoire.

C’était il y a soixante et onze ans. Au lendemain d’une guerre qui avait vu le génocide de plus de six millions de Juifs, l’heure est au jugement. Le 20 novembre 1945 s’ouvre le célèbre procès de Nuremberg, intenté par les puissances alliées. Pendant dix mois, les 24 plus hauts dirigeants nazis, accusés de complot, crimes de guerre, crimes contre la paix et crimes contre l’humanité, vont être jugés. Parmi eux, Hermann Göring, commandant de la Luftwaffe ou Alfred Rosenberg, théoricien du parti nazi. Douze seront condamnés à mort par pendaison. Sept à des peines de prison. Trois seront acquittés. Suivront douze «procès successeurs» qui se tiendront, eux aussi, à Nuremberg de 1946 à 1949 et viseront chacun l’élite d’un groupe professionnel : militaires, juristes, ou responsables des Einsatzgruppen, ces unités mobiles d’extermination.

Lois d’amnistie

Chacun des vainqueurs tiendra également des procès sur sa propre zone d’occupation. «De 1945 à 1955, environ 330 000 Allemands environ ont été confrontés à une procédure judiciaire ou de dénazification et environ 100 000 d’entre eux ont été condamnés, dont 4 500 à la peine de mort», estime Guillaume Mouralis, historien à l’Institut des sciences sociales du politique.

Mais face à la masse d’individus impliqués dans la machine de mort du Reich, le nombre de condamnations reste dérisoire. «La chasse aux criminels nazis est un mythe […] Il est faux d’affirmer que ces criminels ont été activement recherchés», écrit l’avocat et historien franco-israélien Serge Klarsfeld dans son livre la Traque des criminels nazis, publié en 2013. A partir des années 50, l’Allemagne de l’Ouest souhaite se reconstruire. Elle vote deux lois d’amnistie en 1949 et en 1951 qui prescrivent les crimes mineurs et permettent à d’anciens nazis de réintégrer la société. Pire, profitant du chaos de l’Allemagne d’après-guerre et du contexte naissant de guerre froide, des milliers vont réussir à s’enfuir, en Amérique latine, au Moyen-Orient, aux Etats-Unis et au Canada, à l’aide de filières d’extradition.

Dans son livre publié en 2011 les Nazis en fuite, l’historien autrichien Gerald Steinacher dénonce l’implication de la Croix-Rouge et du Vatican ainsi que des services secrets américains, la future CIA, qui a recruté d’anciens nazis, pensant qu’ils pouvaient être utiles dans la lutte contre les Soviétiques. «Il y a aussi ceux qu’on appelle les sous-marins, qui vont quitter leurs uniformes SS pour vivre en Allemagne sous une fausse identité», confie Marie-Bénédicte Daviet-Vincent, historienne à Normale Sup.

Scandalisés à l’idée que d’ex-nazis puissent vivre en toute impunité, Serge Klarsfeld, dont le père a été assassiné à Auschwitz, et sa femme Beate, fille d’un soldat de la Wehrmacht, vont consacrer leur vie à retrouver les plus hauts dignitaires. Ils collectent de nombreux documents, mobilisent l’opinion publique et poursuivent les nazis dans le monde entier. Sur leur tableau de chasse, Klaus Barbie, le chef de la Gestapo à Lyon, dont ils retrouvent la trace en Bolivie, ou Kurt Lischka, responsable de la rafle du Vél d’Hiv, qu’ils vont harceler jusque devant chez lui à Cologne. Ils vont aussi avoir un rôle central dans les procès de fonctionnaires français ayant collaboré sous l’occupation, tels Maurice Papon, René Bousquet ou Paul Touvier.

Horloge

En parallèle, l’Autrichien Simon Wiesenthal, rescapé des camps d’extermination et mort en 2005 à 96 ans, a lui aussi dédié sa vie à traquer d’anciens nazis. Il est connu pour avoir débusqué en Argentine Adolf Eichmann, responsable de l’organisation de la «solution finale», et au Brésil, Franz Stangl, commandant de Treblinka. Son rôle est pourtant controversé. «Il prétendait avoir traqué peut-être plus de 1 000 criminels. Le chiffre exact serait plutôt 10», rappelle le journaliste britannique Guy Walters. Une lecture à laquelle ne s’attarde pas Christian Ingrao, historien du nazisme : «Il a contribué symboliquement à la sensibilisation européenne de la Shoah», estime le chercheur au CNRS.

L’horloge tourne. La plupart des criminels nazis sont morts ou ont plus de 90 ans. En 2002, le centre Simon-Wiesenthal lance «l’opération dernière chance» qui consiste à les mener devant la justice en offrant des récompenses financières, de 10 000 à 25 000 euros, pour des informations menant à leur arrestation et leur condamnation. «Nous avons pu réunir grâce à cela 1 000 noms de suspects, mais seulement huit affaires ont donné lieu à des poursuites judiciaires. La plupart des infos étaient inutilisables», dit à Libération Efraim Zuroff, président du bureau israélien du centre Simon-Wiesenthal.

Les historiens estiment à une centaine le nombre d’ex-criminels nazis encore en vie. Le couple Klarsfeld a mis un terme à sa chasse en 2001. Seul Efraim Zuroff, qualifié de «dernier chasseur de nazis», poursuit, inlassablement, sa traque.

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